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11 décembre 2011 7 11 /12 /décembre /2011 14:37

L'exode carcérale de Bela Tarr.

 

Comment, par où, par quels moyens appréhender le cinéma du hongrois Bela Tarr ? Cinéaste exigeant, littéralement génial et connu des cinéphiles français depuis seulement une dizaine d'années - avec la diffusion de son très poétique Les Harmonies Werckmeister, drame existentiel où l'on peut à sa guise se perdre dans l'oeil d'une baleine morte - Bela Tarr est l'auteur de dix longs métrages dont l'ultime et âpre chef d'oeuvre Le Cheval de Turin, le sublime et bouleversant Damnation et peut-être ce qui reste son film le plus important, le plus complexe et le plus représentatif de son cinéma : le terrible et somptueux Satantango.

 

 


Avant d'aborder le voyage cinématographique sans précédent que concrétise la projection de Satantango, revenons rapidement sur ce qui pourrait résumer - de manière un brin réductrice - l'Oeuvre de Bela Tarr. D'abord des films qui travaillent la durée au travers de longs plans dilatés épousant les sujets filmés : hommes, femmes, animaux mais aussi fermes, plaines et chemins boueux, ports ou places villageoises, bars ou cabarets, chambres à coucher ou appartements. Il apparaît évident que le cinéma de Bela Tarr considère l'espace et le temps comme deux valeurs inaliénables, intimement incorporées l'une à l'autre, qu'il s'agisse d'un nid familial, d'une coopérative agricole ( Satantango ) ou d'un ville portuaire ( L'Homme de Londres ). Tarr manipule la durée moins par souci de réalisme que par invitation à la contemplation, nous offrant quelques-uns des plus beaux plans-séquence de l'Histoire du Cinéma : la valse météorique qui introduit Les Harmonies Werckmeister, la chanson ténébreuse berçant le Titanik dans Damnation, le plan d'ouverture de L'Homme de Londres, celui qui suit l'anecdote nietzschéenne dans Le Cheval de Turin...

 

A l'instar d'Andreï Tarkovski le cinéaste est l'auteur d'une Oeuvre ouverte, labyrinthique, dont chaque film évoque une autre pièce du puzzle. Ainsi le vent incessant bloquant les personnages du Cheval de Turin répond à la pluie torrentielle de Damnation, l'ouvrier du Nid Familial annonce les héros des Rapports Préfabriqués, Almanach d'Automne témoigne de la future vénalité des pions de Satantango... Quelques thématiques récurrentes peuvent apparaître dans cet Oeuvre canonique : les rapports humains pervertis par l'argent et l'Homme lui-même, la solitude inhérente au désespoir et à la misère, la Nature dominatrice jouant de ses quatre éléments... et le Temps qui s'étire, poumon rythmique et régulier, Temps réel et bien palpable que Bela Tarr utilise comme un moyen poétique d'échapper au naturalisme foudroyant le cinéma contemporain, livrant des blocs de durée prosaïques mais hypnotiques, épurés parfois, enjolivés d'autres, délectables souvent, précis et maîtrisés toujours.

 

 

Satantango ou le plancher des vaches...

 

 

Film solide, film éprouvant, film-somme pourrait-on dire, Satantango montre, pendant plus de sept heures, la destruction d'un petit village hongrois, village communiste sous le joug de plus en plus menaçant du capitalisme grandissant. Satantango, c'est donc la chute du régime communiste représentée par une poignée de personnages racés, nullement archétypaux mais parfaitement fascinants : il y a d'abord un troupeau de vaches lors d'un plan-séquence inaugural, troupeau trônant sur le plancher boueux de la ferme encerclée par le son des cloches et des beuglements ; il y a ensuite Futaki, l'infirme révolté arpentant le village à l'appui de sa canne ; ensuite Mme Schmidt, femme charmante un peu facile courant les pantalons et son mari gourmand de pécule annuel ; et puis la famille Kraner, l'homme brutal et la femme amenant l'eau-de-vie chez le docteur alcoolique et solitaire, sorte de moraliste griffonnant des dessins sur des carnets de notes, épiant un personnage, ou un autre ; il y a l'instituteur, la famille Halics et la petite Estike, que personne ne croit sensée...

 

De ce petit monde sans histoires ( à peine le flux constant du temps qui passe, des marches sous la pluie et d'une ou deux coucheries ) surgissent deux autres personnages : le charismatique Irimias ( Mihaly Vig, l'incroyable compositeur de Bela Tarr ) et Petrovna, comparse ventripotent flanqué d'un bonnet gris. Deux brigands que la justice sauve in extremis de l'éternelle damnation ( c'est à dire la prison ) et que les villageois pensaient morts. C'est ce duo qui annonce la terrible dimension politique de Satantango : un film gangréné par le pouvoir, par l'intérêt personnel au détriment de l'Homme et par sa lâcheté, son inconsistance morale. Puisque Irimias et Petrovna " reviennent de loin " ( d'entre les morts, des plaines lointaines, d'une faute commise ) c'est à leur tour de servir une nouvelle cause. En ce sens la séquence du commissariat est éloquente : avant d'être sermonnés par le commissaire qui les utilisera à des fins politiques les deux personnages attendent sur un banc, encerclés par le tic-tac de deux horloges : " l'une qui retarde, l'autre qui semble définir la vulnérabilité de l'existence ", récite nonchalament Irimias. Il s'agit bien de Temps dans cette séquence charnière, du moment fatidique où les enjeux s'installent méticuleusement, réguliers comme un tic-tac mais pas forcément fiables, puisqu'il peuvent retarder ou alors s'auto-détruire. En quelques minutes Bela Tarr livre alors une belle définition de son cinéma.

 

 

Il s'agira donc pour Irimias et Petrovna de déliter la communauté en délocalisant les futurs particuliers. Comme tout est lié, aussi bien Mme Kraner au docteur alcoolique que Futaki à sa maîtresse Schmidt il faudra un drame d'envergure pour profiter de l'occasion... C'est alors qu'intervient, dans la partie centrale du colossale Satantango le personnage d'Estike ( Erika Bok, future héroïne du réfrigérant Cheval de Turin ), jeune garçonne sadique qui mettra fin à ses jours après avoir délibérément martyrisé un chat, usant de mort-aux-rats comme on userait de sucre. Estike nous est de prime abord présentée indirectement par la bouche de son frère ainé qui parle d'elle comme d'une folle. Exclue du monde, rejetée par ses semblables - par incompréhension, peut-être - Estike ne sera visible à l'écran qu'à partir de la troisième heure du métrage, uniquement filmée dans ses accès de cruauté puis d'autodestruction. Son suicide, loin d'être la simple conséquence de l'indifférence des villageois à son égard permettra à Irimias d'annoncer de lui-même la chute de la communauté, lors du discours ouvrant la dernière partie de Satantango...

 

 


Irimias, bête de scène, instrument de persuasion, grand réthoricien, fourbe, petit père des peuple sur le retour... La mort d'Estike lui rend grâce, lui qui pourra user de chantage affectif à l'encontre des villageois. Les liens sont prêts à être démantelés, il en a la tâche. Quelques temps auparavant l'araignée tissait sa toile dans le café du village, pendant que Kelemen proférait une interminable litanie au sujet d'Irimias et que l'instituteur invitait Mme Schmidt pour le fameux tango de Satan. L'insouciance de cette longue séquence musicale ( près d'une demi-heure de métrage, formée de deux superbes compositions de Mihaly Vig ) est puissamment renforcée par sa place dans le film : entre le suicide d'Estike et  l'épitaphe assassine d'Irimias le son de l'accordéon, celui de la canne de Futaki frappant le bois d'une table et la logorrhée de Kelemen ménagent une beauté bouleversante, capiteuse, qui met litéralement du baume au coeur. Pourtant Irimias fait chanter à grands coups de belles promesses, étalant les conditions pécuniaires au pied de feu Estike, comme un prix inéluctable à payer pour la culpabilité. Achetant la ferme, expatriant les occupants, Irimias s'est lui-même racheté d'une faute ancestrale : le capitalisme s'installe, impitoyable.


Viennent alors deux bureaucrates, l'un tapant à la machine ce que l'autre lui dicte... Rapports fabriqués dans lesquels reviennent les noms des anciens villageois. La machine mitraille des lettres comme autant de rafales, la bande-son amplifiée en témoigne. La séquence, terrible et drôle tout à la fois montre la psychologie grotesque que les deux personnages attribuent aux expatriés. Bela Tarr prouve magistralement qu'il n'a que faire d'une psychologie de bazar, enfermant comiquement les deux bureaucrates dans un mouvement de caméra circulaire, seule manière possible de juger nos deux zigotos, eux-mêmes tout sauf archétypaux. Le cercle va pouvoir se refermer...

 

La fin de Satantango approche. Seuls Futaki et le docteur ont échappé aux griffes du pouvoir. Irimias a disparu, et Petrovna depuis longtemps... Le village garde l'empreinte d'une pluie qui est passée par là, le soleil pointe. Le docteur reste chez lui, persuadé que ses voisins dépriment dans leur bâtiment respectif. Il est seul, dernier vestige d'une communauté détruite par la bassesse et la mesquinerie. Convaincu qu'il faut mieux mourir seul que vendre son âme au diable le docteur, après de larges rasades d'eau-de-vie, sort quatre planches de son armoire. Grognant quelques murmures au sujet de l'infirme Futaki il ferme le rideau du spectacle-Satantango, clouant les planches à la fenêtre par laquelle il épiait, jadis. Prisonnier du noir, il referme le cercle. Au loin, le glas des cloches se fait entendre, rappelant l'ouverture et son troupeau, ses vaches sur le plancher humide des plaines hongroises, ce flux perpétuel qui - après 450 minutes de pellicule - nous laisse complètement médusés, fascinés, subjugués. Un chef d'oeuvre.

 

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2 avril 2011 6 02 /04 /avril /2011 00:03

L’opéra-monstre de Tim Burton et Danny Elfman.

Souvenez-vous : ce fut au début des années 90, à une époque ou le cinéma de Tim Burton n’avait pas encore été récupéré par la Grosse Machine ; à une époque où le réalisateur parvenait à développer un univers attachant, authentique, composé de bicoques, de spirales et de créatures excentriques, univers de l’étrangeté rassurante où les vieilles dames contaient des histoires aux petites filles un soir d’hiver ; univers duquel les grands enfants s’échappaient comme autant de petits diables sur ressorts, pédalant fièrement à travers les quartiers résidentiels, dressés sur leur bicyclette ; univers où les cinglés du cinéma dézinguaient Hollywood à grands renforts de série Z…

Purement représentatif du potentiel créatif de son auteur, Batman Returns occupe une place doublement prestigieuse dans la filmographie de Tim Burton. Tout d’abord parce qu’il s’agit du meilleur épisode d’une franchise à ce jour formée de six longs métrages, elle-même pouvant être divisée en trois diptyques indépendants : déjà les deux opus burtoniens ; ensuite les deux farces de Joel Schumacher ; enfin les deux productions calibrées de Christopher Nolan. Ensuite parce qu’il est probablement l’un des trois sommets artistiques du cinéaste avec Edward Scissorhands et le mythique Ed Wood, un film sombre et satirique côtoyant les deux autres dans la chronologie, fruit d’un travail d’écriture d’une élégante densité et d’une recherche visuelle pratiquement délectable… Le tout accompagné de la musique resplendissante de Danny Elfman qui signe, avec Batman Returns, son chef d’œuvre d’aboutissement.

Avant de rentrer dans le vif de Batman Returns évoquons le franchise Batman elle-même, hexalogie protéiforme mythifiant ( ou dénaturant ) l’Homme Chauve-souris de trois façons très différente. Burton, dans Batman, présente un héros masqué légèrement invincible, entouré de personnages crapuleux et d’un Joker clownesque ( campé par un Jack Nicholson plus cabotin que jamais ), installant un décor gothique qui n’est pas sans rappeler l’expressionnisme du cinéma allemand des années 20 – et que le cinéaste parachèvera dans l’objet de notre étude.  Schumacher, dans Batman Forever et dans Batman et Robin, impose un Gotham City vitriolé, comme dévoré par l’acide, peuplé de personnages outrés, excessifs et d’un mauvais goût qui dépasse l’entendement : un Riddler et un Two-Face tout droit sortis  d’une Commedia dell’arte de pacotille ; un Mr. Freeze cocasse voire ridicule doublé d’une Poison Ivy qui en fait des caisses ; deux compagnons tenant les rôles-titre, davantage grotesques que réellement crédibles… Et Nolan, dans Batman Begins et dans The Dark Knight, réinvente – toutes proportions gardées – le mythe du héros masqué, privilégiant une esthétique réaliste un peu rébarbative en comparaison des quatre films précédents, développant une dimension pratiquement épique : initiatique ( et totalement ratée ) dans Batman Begins, sociopolitique ( et plutôt réussie ) dans The Dark Knight…

Des personnages, avant tout.

Film-monstre, film de monstres, Batman Returns est avant tout une réflexion sur les différences et ce qu’elles impliquent. Nous nous pencherons plus particulièrement sur le quatuor de créatures burtoniennes composé d’un pingouin revanchard, d’un homme d’affaires crapuleux, d’une femme-chat névrosée et d’un héros masqué.

The Penguin, ou ce qui restera d’Oswald Cobblepot…

Des quatre monstres de Batman Returns, The Penguin est sans nuls doutes le plus riche en couleurs, le plus paradoxal et le plus « monstrueux ». C’est un personnage central, qui occupe une place primordiale dans le film de Tim Burton, d’autant plus qu’il nous est présenté dès la magnifique introduction victorienne, sous les traits d’une cage, puis d’un landau. Autant dire que The Penguin est d’emblée « chosifié » par le cinéaste, qu’il n’a rien d’un personnage humain, que son visage n’est au départ jamais dévoilé, jamais montré, quand bien même Tim Burton le mon(s)trerait par quelque métonymie… Il y a du M le Maudit dans ce prologue élégiaque, ce même rejet de la différence qui terminera dans les bas-fonds d’une ville en proie à l’insécurité, cette même esthétique expressionniste formée d’ombres démesurées , cette représentation équivalente et pavlovienne du monstre par un habillage sonore facilement reconnaissable ( là un sifflement attirant les petits enfants ; ici la superbe composition mélancolique de Danny Elfman, suivant le landau au plus près des méandres tortueux des égouts de Gotham…).

Aussi étrange que cela puisse paraître, The Penguin est dès le début présenté socialement ( et donc humainement ) par Tim Burton : le tout premier plan de Batman Returns  nous mon(s)tre obvieusement son nom de famille à travers le portail du manoir Cobblepot. Ce ne sera que justice pour le personnage, qui n’a finalement pas d’autres motivations tout au long du film que celles de connaître ses origines et son identité. Telle est la démarche de l’empereur : « je veux savoir qui je suis… Savoir qui sont mes parents ! », geint le monstre à son futur comparse Max Shreck, le tout dans une théâtralité fortement prononcée, quasiment fellinienne, au beau milieu d’une estrade bétonné et entouré d’eaux croupies, pour mieux occuper le devant de la scène…

The Penguin est un personnage-spectacle, qui s’affranchit miraculeusement de toute catégorisation, qui se réinvente à chaque scène pour mieux dénier les archétypes. D’abord seul, le vilain petit pingouin sera tout de même médiatisé dès les dix premières minutes, au hasard d’une feuille de choux affichant sans vergogne ses méfaits. Par la suite The Penguin n’agira et n’existera que par les autres : d’abord par son alliance avec Max Shreck, puis par son aventure perverse – mais platonique – avec Catwoman et enfin en transformant l’héroïsme de Batman en cruauté machiavélique, pour mieux s’attirer les mérites susceptibles de le changer en politique… Sans oublier sa petite troupe, les clowns et les pingouins qui – on le devine d’emblée – sont sa famille adoptive…

Pittoresque, capable d’attirer aussi facilement qu’il peut repousser, The Penguin est donc un monstre dans toute sa splendeur : excessif, pathétique, retors, sadique, enfantin… Sa ventripotence dissimule une richesse plastique et merveilleuse, quasiment féerique. Son caractère est irréductible, toujours entre deux états, bien qu’il soit très souvent monstre et très rarement homme. A peine une identité, qu’il clamera fièrement sous les feux blêmes des projecteurs, comme pour se rassurer : « J’ai un nom, moi : Oswald Cobblepot. ». Oswald est ce qui motive The Penguin, c’est sa gloire et sa puissance : c’est justement parce qu’il n’a jamais vraiment été cet Oswald que la dimension pathétique de son personnage prend une ampleur considérable à la fin du film. Après avoir mon(s)tré son identité au Tout-Gotham il se retire une dernière fois dans les égouts, faisant de sa mort un spectacle, sous l’œil bienveillant de ses bébés. Attraction-répulsion… Ou ce qui restera d’Oswald.

 

Max Shreck ou le vampire-pompe-à-freaks.

Personnage jubilatoire qui couve sa monstruosité sous les traits d’un homme d’affaires paternaliste, Max Shreck selon Burton est un monstre-médiateur, passerelle incertaine entre les autres violons du quatuor. C’est davantage un être humain monstrueux qu’un monstre doué d’humanité, qui fabriquera le charisme de The Penguin avant d’assassiner sa secrétaire Selina ( qu’il changera en Catwoman ). Manipulateur au fort potentiel sarcastique, accordant les pots-de-vin avec un flegme incomparable, Max Shreck se sert, à l’instar de The Penguin, de ses semblables pour parvenir à ses fins. Ses intentions restent troubles, perfides, puisqu’il est également homme de spectacle, qu’il aspire à paraître philanthrope aux yeux des citoyens naïfs de Gotham City, alors qu’il n’est en fait qu’un « insupportable salopard » ( selon les propos d’un autre personnage du film).

On retrouve évidemment la référence à Murnau à travers l’identité de cette figure sans pitié : il faut se rappeler Nosferatu, grand classique du cinéma allemand des années 20 dans lequel l’acteur jouant le rôle-titre se nommait justement Max Shreck. Personnage secondaire de Batman Returns – mais non des moindres – Max Shreck forme un duo machiavélique avec The Penguin, leur connivence s’exprimant de façon manifeste dans la présentation similaire de leur identité sociale : le nom de l’entreprise de Shreck sur les murs d’un building renvoie au portail introductif de la famille Cobblepot. Malgré cette alliance qui s’achèvera du reste par une trahison, Max Shreck est un personnage solitaire et sans scrupules, vénal et meurtrier… Tout ce qui fait de certains politiciens des monstres redoutables.

Catwoman, « black or white ».

Secrétaire un peu gamine, sexuellement frustrée et surtout complètement névrosée, qui parle à ses chattes et qui s’envoie des messages sur son téléphone rose… Selina Kyne, assistante pleine de bonne volonté du patron Max Shreck, n’a de prime abord rien du monstre qu’elle va devenir par la suite. Il faudra une chute de plus de huit étages, un traumatisme crânien et quelques félins pour arranger la chose. C’est un autre monstre – l’impitoyable Shreck, donc – qui va la métamorphoser en créature sexy, émancipée et particulièrement agile, agissant en justicière féministe dans les ruelles sombres de Gotham City : la magnétique Catwoman.

Alors que The Penguin cherche à savoir qui il est, Catwoman cherche simplement à se sentir bien dans son corps. Motivation saine que ce désir plutôt charnel, désir humain qui l’amènera à mener une double-vie : Selina Kyne le jour, Catwoman la nuit. Au contraire de The Penguin Catwoman est un monstre indépendant, qui ne ressent pas vraiment le besoin d’exister au regard des autres. Sa monstruosité s’exprime à travers une agressivité corporelle ainsi qu’un appétit sexuel qui va parfois jusqu’à une certaine perversité ( en ce sens sa liaison avec Batman demeure assez parlante ). La franchise de cette semi-créature va toutefois de paire avec une certaine perfidie : «  Pour détruire Batman il faut d’abord le transformer en ce qu’il déteste le plus… Nous. », explique-t-elle à son allié volatile.

Monstrueuse car surhumaine : il en faudrait beaucoup à cette femme-chat pour abdiquer. En possession de neuf vies depuis que Max Shreck l’a défenestrée, Catwoman est une figure d’attraction qui – en paradoxe – vit dans l’ombre. Son identité sociale reste assez ténue et parfaitement dissociable de Selina, bien que cette dernière change radicalement suite à sa première mort. Catwoman est donc un monstre autonome, un « montre autodidacte » pourrait-on dire, capable de détruire l’habitacle coquet de Selina avant de se concocter une combinaison cousue de fil blanc…

Batman : le faux-monstre.

Etrange cas que celui du héros masqué, titulaire d’une franchise hétérogène et d’un univers tragi-comics : Batman n’est pas un monstre, mais il fait tout pour l'être. Il mène une vie trouble, une vie double, à l’instar de Catwoman : Bruce Wayne d’un côté, Batman de l’autre. Il se déguise non pas pour dissimuler sa monstruosité ( ce qui est la cas de Catwoman, cachant sa noirceur derrière un costume au fort pouvoir attractif ), mais plutôt pour s’en fabriquer une.

On apprend peu de choses sur la psychologie du personnage dans ce Batman Returns. C’est d’ailleurs le dernier violon du quatuor à nous être présenté dans la chronologie du métrage. On constate alors que Batman est un faux-monstre sollicité par Gotham : on l’appelle grâce au bat-signal, à l’aide d’un rayon lumineux formant à travers ciel sa marque de fabrique, et le tour est joué. C’est presque l’antithèse de The Penguin, ce dernier sollicitant son entourage, jouant à l’être humain et se déguisant en maire de Gotham City, rendant spectaculaire sa condition sociale.

Alors que la ville entière s’offusque de ses prétendus méfaits, qu’elle le considère à son tour comme un monstre, Batman dévoilera au grand jour la monstruosité de The Penguin, au détour d’un enregistrement jubilatoire dans lequel l’oiseau de malheur éructe à propos des « crânes de piaf » de Gotham City. Batman est un faux-monstre, mais avant tout un personnage humain. Un justicier aussi à l’aise par-delà la ville que dans son vaste souterrain.

Quatre personnages. Quatre monstres à leur façon. Quatre compositions pour un opéra grinçant brillamment écrit et réalisé par un Tim Burton alors en très grande forme. Batman Returns est de ces films qui nécessitent plusieurs lectures, chaque figure y impliquant de grandes richesses artistiques et scénaristiques. Un excellent deuxième épisode, ample et populaire, à redécouvrir d’urgence.



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20 novembre 2010 6 20 /11 /novembre /2010 08:09

Culture-Isthme.

Du cinéma dans tout ce qu’il a de plus improbable et de plus paroxystique : Cape Fear version 1991 fait curieuse figure dans la filmographie prestigieuse de Martin Scorsese. Remake de la série B éponyme datant du début des années 60, il s’agit d’un film principalement narratif, plus que jamais fondé sur l’intrigue et les ficelles qui en découlent, délaissant l’ampleur romanesque habitant généralement l’Œuvre scorsesienne. Film de croisements, peuplé de références littéraires et cinématographiques, Cape Fear n’en demeure pas moins l’habitacle d’un personnage purement représentatif du cinéma de Scorsese : le machiavélique Max Cady ( Robert De Niro, dans son rôle le plus jubilatoire ), taulard tatoué jusqu’à l’os reconverti en justicier christique, monstre d’excès criblé de contradictions morales, proférant les Saintes Paroles comme autant d’étalages culturels capables d’étayer le métrage. Max Cady selon Scorsese n’a rien du Max Cady que Jack Lee Thompson développait dans l’original de 1962 : le cinéaste italo-américain y apporte ses obsessions bibliques, survitaminant la figure du criminel à grands coups d’impossibles clichés, accumulant les vulgarités avec un sens du mauvais goût qui confine au délice…

Difficile de faire plus outrancier que ce remake bigger than life : Scorsese ne cantonne pas ses dérapages excessifs au personnage de Max Cady : TOUT, dans Cape Fear 1991, est affaire d’exagération. Ainsi ce qui n’était qu’une galerie de personnages édulcorés dans le film de Jack Lee Thompson ( et principalement la famille Bowden composée d’une petite fille bien sage, d’une épouse aimante et d’un père pas si crapuleux que ne le prétendait l’intrigue ) devient alors un festival de personnages grinçants voire ridicules, en tout cas loin d’être irréprochables… A commencer par Danielle Bowden, narratrice du film de Scorsese, adolescente précoce et délurée ( Juliette Lewis, insolente et honteusement excitante ) succombant aux charmes de Cady ; Leigh Bowden, graphiste névrosée proche de la rupture émotionnelle ; enfin Sam Bowden, avocat véreux doublé d’un mari volage et fort peu orthodoxe. Scorsese grossit les traits de l’original, hypertrophie ses axes narratifs pour mieux alterner montage elliptique et séquences dilatées ( en ce sens, le véritable climax de Cape Fear est moins l’ultime escapade en bateau que le face à face entre Danielle et Max Cady ), convoque Freddie Francis à la lumière ( éclairages criards, surfaits : chose assez étonnante de la part du chef opérateur de Elephant Man…) et Bernard Herrmann à la musique ( composition tonitruante, apparemment identique à celle de la version 1962 mais rehaussée par l’orchestre d’Elmer Bernstein )… Bref le film de Martin Scorsese s’assume pleinement comme une relecture grotesque du film de Jack Lee Thompson, n’hésitant pas à trop en faire ( Robert De Niro, cabotin jouissif, compose tout en mimiques ; les dialogues de Max Cady conjuguent humour grossier et politesses incisives ) tout en s’affichant comme une Œuvre référencée, culturelle et culturiste.

Cap de l’angoisse… Cape Fear est donc un objet culturel, loin d’être simple et encore moins simpliste. Déjà par sa nature filmique, aucunement évidente pour un cinéaste, quel qu’il soit : un remake n’est-il pas, dans ce que le terme signifie, un paradigme culturel ? Ne s’agit-il pas de re-fabriquer quelque chose, aller contre Nature, à renforts de gros moyens ? Car s’il y a bien un cinéaste qui sait tirer parti des moyens mis à sa disposition, c’est bel et bien Martin Scorsese ( on regrette un peu l’aspect fauché de ses premiers longs métrages, notamment le très surestimé Mean Streets qui, à défaut d’être totalement raté, peine à traverser les âges ). A la différence d’un Brian De Palma – dont la virtuosité s’exprime mieux sur une échelle plus restreinte, c'est-à-dire dans ses premiers films aux budgets assez modestes : Sisters, Carrie, Dressed to Kill… Scorsese se bonifie à mesure que la production s’améliore. Et même si l’ombre du réalisateur d’Obsession plane par moments par-delà Cape Fear ( la caméra, très mobile dans le dénouement orageux, le laisse entendre…), les thématiques scorsesiennes sont là, immanentes. Culpabilité, justice, religion : Cape Fear est un îlot occupant une place centrale dans la filmographie du cinéaste…

Parmi les références, on pourrait citer Alfred Hitchcock ( Bernard Herrmann, évidemment…) mais aussi et surtout l’écrivain new-yorkais Henry Miller, que Scorsese citait déjà dans son excellent et tragi-comique After Hours. Ainsi, la fameuse séquence du pouce réunissant Juliette Lewis et Robert De Niro s’affirme comme le sommet culturel de Cape Fear : culture comme pouvoir de fascination, hédonisme prenant le dessus sur l’immoralité… La scène subjugue plus qu’elle ne choque – et Dieu sait qu’à l’époque les critiques ont jasé ! – démantelant perversement les barrières morales inculquées à Danielle par ses parents. Henry Miller, dont la provocation existentielle n’est pas étrangère à Cady, aura raison de l’adolescente. Ce n’est sans doute pas un hasard si Scorsese présente Danielle comme la narratrice – et donc la véritable héroïne – de son film, installant un récit dans le récit, concerné par des questions telles que les réminiscences et la poésie, questions chères à l’auteur de Sexus.

C’est donc – de prime abord – sous des dehors assez grossiers que s’appréhende le Cape Fear de Martin Scorsese… Le film n’en demeure pas moins doté d’une épaisseur généreuse, purement ancré dans le système culturel qu’il revendique, jouant de ses outrances pour mieux les contrecarrer par de savoureux cas de conscience. Film dopé, excessif, emphatique, il est un incontournable scorsesien. Culturel, et donc culte.



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25 octobre 2010 1 25 /10 /octobre /2010 07:39

Massacre à la caméra. 

 

Seul et unique long métrage de son auteur, Angst est un film sur lequel il faudrait revenir, et ce pour plusieurs raisons. Tout d'abord parce qu'il s'agit d'un classique introuvable du film de genre, d'une rareté peu commune, sorte de culte cinéphilique du cinéma d'horreur que même les aficionados ont parfois du mal à se procurer, même dans sa version la plus indécente... Ensuite parce qu'il demeure purement représentatif du genre lui-même, avec tout ce qu'il implique en termes de codes et d'archétypes : plongée nauséeuse dans la tête d'un serial-killer, Angst réserve son lot de scènes obligées tout en installant l'atmosphère susceptible d'engendrer le malaise... Enfin parce que l'objet du culte s'avère proprement légitime, fruit d'un travail technique ahurissant, d'un résultat formel impressionnant : remarquable – aussi bien parce qu'elle est démonstrative que pour son impact sur le spectateur - la réalisation de Angst est à ranger parmi les réussites majeures du cinéma des années 80, tourbillon de mouvements et de cadrages relevant tout simplement de la prouesse technique. Angst, film du décalage, film-schizoïde, est avant tout le chef d'oeuvre de son chef opérateur : le génial Zbigniew Rybczynski. Sans lui, le film de Gerald Kargl n'aurait certainement pas eu la même ampleur ni le même intérêt cinématographique...…

 

 

Angst repose avant tout sur un personnage. Antihéros que l'on suivra d'un bout à l'autre du film, serial-killer à la voix douce, au visage creusé, à la démarche encombrante. C'est l'acteur Erwin Leder qui prête ses traits au tueur dudit film culte, quitte à parfois enfermer ce dernier dans la caricature du genre : Erwin Leder semble indissociable de ce personnage dont on ne connaîtra jamais l'identité civile, figure outrancière du tueur en série, cliché cinématographique aux allures de farce burlesque. Erwin, c'est le tueur de l'ombre. Erwin, c'est le maniaque squelettique à la lame de rasoir. Erwin, c'est le pléonasme horrifique.

 

 

Mais alors ? En quoi cet amas de stéréotypes peut-il relever du chef d'oeuvre ? Sans doute parce qu'il est un exemple d'unité, aussi bien narrative que formelle. Car si Angst témoigne d'un travail important effectué sur son personnage principal - de sa naissance à ses crimes en passant par son adolescence difficile et son séjour carcéral - il apporte un regard étonnamment inattendu sur ce même personnage. Angst joue constamment sur deux figures de style, à savoir sur la voix-off et sur le mouvement d'une caméra omnisciente, acrobatique... C'est là que Angst s'avère proprement extraordinaire : si la voix-off nous entraîne au plus profond de la subjectivité du tueur la caméra nous en distancie, comme en survol, semblant d'incarnation spectrale planant par-delà la bourgade autrichienne. Telle est la véritable schizophrénie de Angst : ce mélange d'intériorité et d'extériorité inhérent à la mise en scène et aux cadrages virtuoses de Zbigniew Rybczynski...

Mais quelle est donc la fonction de la caméra dans Angst ? Bon nombre de plans du film sont cadrés en plongée, enfermant le tueur dans un paysage morbide, souvent oppressant, parfois même anxiogène. Quelques plans sont filmés à ras du sol, au plus près des visages en sueur, au plus près du massacre ( la scène de nécrophilie en est un bon exemple ). Certaines séquences sont quant à elles filmées avec une caméra au harnais, accompagnant le tueur dans sa quête meurtrière... On pourrait dire que la caméra de Angst cherche à tout explorer, à se ficher dans les angles les plus inconcevables, passant du firmament grisâtre aux couloirs glauques, du glas de cloche au « plus bas que terre », de l'aérien à la moquette tranchante. La caméra ne se désolidarise pourtant jamais de Erwin Leder, épousant ses moindres gestes, ses moindres réactions, de crises en jubilations, de peurs en exaltations : elle démontre, se fait remarquer, devient donc remarquable, mais c'est le prix à payer pour le regard qu'elle apporte au film de Gerald Kargl. La grue, le harnais, les rails du travelling ont disparu : libre et audacieuse la caméra filme, omnisciente.

 

Hormis son aspect formel, Angst pourrait donc n'être qu'un classique tout ce qu'il y a de plus classique, traditionnel, convenu car assez faiblard sur le plan scénaristique - le pitch pourrait se résumer aux « tribulations d'un killer en pays germanique »... En effet, rarement un film d'horreur s'en sera aussi bien tenu à ses codes cinématographiques sans vraiment les dépasser : scènes de strangulation, de noyade et de viol nécrophile ; puis dissimulation des preuves criminelles  - on enlève le sang, on enferme les cadavres dans un coffre, on met des gants... A croire pourtant que Angst se moque totalement de sa propre dimension caricaturale, comme le suggère le timbre réconfortant, quasiment comique, de la voix de Erwin Leder.

 

Certes le film s'avère de registre parfois cocasse, mais c'est un comique malsain, gênant, contrastant avec la froideur du cadre ( très peu de dialogues au final, si l'on excepte la voix-off du protagoniste ). On pourrait reprocher à Gerald Kargl de sombrer dans le voyeurisme le plus abject lors de certaines séquences - la scène du viol, forcément - mais cette violence banalisée, ludique pour certains, ne l'est pas tout à fait en fin de compte : la double tonalité de Angst, mélange d'humour et d'inconfort, retranscrit parfaitement la dualité propre à la réalisation, conciliation d'une voix-off pénétrante et d'une caméra virevoltante. Une fois encore, l'unité est de rigueur...…

 

Angst est donc une oeuvre à la fois pleinement représentative du cinéma d'horreur en même temps qu'elle propose au genre une forme expérimentale, inédite, de quoi vous secouer l'estomac. Chef d'oeuvre technique, le film de Kargl est une petite pépite à réhabiliter d'urgence. L'un de mes films cultes.

 



 

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10 octobre 2010 7 10 /10 /octobre /2010 11:56

L'essence de la vie

 

Koyaanisqatsi... Powaqqatsi... Naqoyqatsi... De ma passion pour les titres évocateurs à mon amour pour la langue, sa polysémie et les mots en général je m'attarde, le temps d'un article, sur la trilogie contemplative de Godfrey Reggio. Parce qu'à mon sens mettre des mots sur les images et les sons n'a rien de réducteur... Bien au contraire ! L'acribologie est une chose passionnante, beaucoup trop rare de nos jours pour que je m'en prive : elle permet à mon sens l'authenticité critique, manière d'assumer le jugement que l'on porte sur l'oeuvre. Même si bon nombre de spectateurs déprécient le bavardage vis-à-vis de Qatsi je m'y risque tout de même, incapable d'y renoncer. Car nommer, mettre des mots sur le réel c'est avant tout dialoguer, partager quelque chose, refuser la jalousie personnelle et passionnelle suscitée par le silence...…

 

Trois films. Trois monuments. Trois mots, seulement. Trois mots balayant plus de quatre heures de pellicules, plus de 25 années de travail technique et artistique, plus de 2000 ans de vie... Trois mots musicaux, colorés, inlassables, comme sortis du ventre grondant de Mère Nature. Trois mots évocateurs, intemporels, parlant d'eux-mêmes, donc.

 

Mais de quoi parlent alors ces trois films ? Godfrey Reggio, épaulé du génial Philip Glass - auteur de plusieurs chefs d'oeuvre de musique néoclassique, dont les superbes Glassworks et Piano Solo - parle d'instabilité au sujet de Koyaanis, de transformation au sujet de Powaq, de guerre au sujet de Naqoy... De folies et d'aliénations, de progrès et de mutations, de meurtres et de destructions... Mais les trois films - bien qu'assez différents dans leur traitement visuel et sonore, surtout le menaçant dernier volet, tranchant avec les deux premiers, plus apaisants - parlent peu ou prou de la même chose. Qu'est-ce qui relient les concepts d'instabilité, de transformation et de guerre...? Pour tenter d'être le plus précis possible on pourrait dire que la trilogie Qatsi traite des tensions, tensions composées des liens, des fluctuations et des contradictions animant le Monde.

 

Koyaanisqatsi, le film le plus imposant de la trilogie - et le plus beau et réussi, à mon sens - présente une Terre massive, souvent présentée de haut, ( l'oeil de Godfrey Reggio surplombant le spectacle ), dont l'agitation ira crescendo au fil du voyage : les espaces sont magnifiques, peu solidaires de l'Homme, et la musique de Philip Glass évolue vers un mouvement fébrile, obsédant, bien que totalement construit et canalisé. Koyaanis explose, il s'époumone après s'être installé dans une Nature tellurique, désertique, canonique. Ron Fricke - le chef opérateur du film, qui réalisera le somptueux Baraka quelques années plus tard - cadre la Planète de main de maître. Méditation héraclitienne, Koyannisqatsi donne donc à voir l'instabilité de toute chose, dans un mouvement contrôlé mais présenté comme incontrôlable, avec un sens de l'esthétisme terrassant. Des montagnes gigantesques, des fusées fulminantes, des hordes de travailleurs peuplant les souterrains urbains, des flux lumineux accompagnés de la musique grouillante de Glass... Tout n'est que démesure dans Koyaanis, excès puis générosité. Le film est un chef d'oeuvre d'hypnose, moins réflexif que proprement méditatif, expérience tour à tour rassurante et énergisante...…

Powaqqatsi... Film solaire, film à hauteur d'Homme, film central. Powaqqatsi grouille, il s'active, il rassemble sans tapages. C'est une oeuvre superbe, moins surprenante que la précédente, moins intéressante donc. L'esthétique ne change guère, Powaq est relativement similaire à Koyaanis... Mais la musique de Philip Glass est une nouvelle fois majestueuse : les voix sont multiples, enfantines, elles nomment le film. La composition fourmille au gré des percussions, épousant les faits et gestes des Hommes à la tâche. Le film est étrangement docile, presque consensuel d'une certaine façon. Powaqqatsi est assurément un film optimiste, communautaire et visuellement très abouti. Pour ma part il est excellent, sans pour autant atteindre la force des deux autres volets de la trilogie...…

Et Naqoyqatsi, enfin... Esthétique orageuse, apocalyptique. La fin de tout. Plus que jamais le récit est absent, comme si le métrage semblait poussé à bout, vidé de sa substance, condamné par sa propre imagerie terroriste... Leurre ! Le film est moins évident que les deux autres, plus conceptuel, beaucoup plus sombre également. Naqoy comme guerre, comme bombardement, comme tract publicitaire. Cette vacuité visuelle formée d'images hybrides, virtuelles, se trouve extraordinairement rehaussée par les cordes assassines de Philip Glass, qui signe avec Naqoyqatsi la meilleure composition de la trilogie. Cyclique, ténébreuse, élégiaque la partition est une merveille, un chef d'oeuvre, tout simplement. Naqoy est un film d'une beauté paradoxale, incroyablement contrasté, profondément pathétique. Plus de grands espaces, plus de groupes ethniques : juste un flot d'images. Film insolent, inconfortable, Naqoyqatsi ne cesse de monstrer pour mieux se regarder lui-même. Les dieux du stade, les chiffres, les hamburgers, la croix gammée... Plus rien n'a de sens, les liens s'étiolent, l'Image ne vaut que pour elle-même. Jamais la notion de narration n'est apparue aussi étrangère à Reggio. C'est donc sur un vide richissime que se termine la trilogie Qatsi, vide qui permet une liberté totale à son spectateur. Et c'est effrayant.

Certains y ont vu un virulent triptyque, sorte de pamphlet maladroit à l'égard de la technologie. D'autres n'y ont vu qu'un désastre cinématographique, un «  sons et images » proche du foutage de gueule. Koyaanisqatsi, Powaqqatsi et Naqoyqatsi sont avant tout des propositions artistiques, des globalités ravissantes, idéales pour une initiation à la contemplation. Ce sont des films étonnamment accessibles, atypiques et flamboyants. Ils sont à voir absolument pour leur portée philosophique, pour leur musique, pour leur photographie.

 

La mouvance est une chose magnifique. Preuve que la vie est là, sous nos yeux. Quand les images se succèdent, font écho entre elles et défilent, le cinéma peut continuer. Comme en dehors du Temps. Preuve que le spectateur ne se baigne jamais deux fois dans le même film...…

 



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17 septembre 2010 5 17 /09 /septembre /2010 00:39

De l'ineffable à l'ineffaçable...

Fruit de cinq années de bricolages dans un garage ; l'une des expériences cinématographiques les plus inconfortables de la Création ; la bande-son la plus démentielle jamais écrite pour un long métrage ; le seul film que feu Stanley Kubrick aurait aimé réaliser... Rien que ça !

Si Eraserhead de David Lynch est à la fois une Oeuvre d'Art, un chef d'oeuvre du Septième, le film culte de toute une génération et l'un de mes préférés, il ne peut concrètement se limiter à l'analyse ou au résumé linéaire, même le plus exhaustif. Certains films sont intouchables, inaccessibles, comme en-dehors de tout... Ainsi, tenter d'interpréter le premier film de David Lynch - entreprise a priori amusante, intéressante voire passionnante - reviendrait à tirer des conclusions qui n'appartiendraient qu'à moi. La démarche serait pour moi aussi vaine et absurde que le décorticage du plan-séquence monumental qu'est L'Arche Russe d'Alexander Sokourov, ou que l'exégèse scrupuleuse, image par image, du Irréversible de Gaspar Noé. Il est clair que Eraserhead est un film dense, complexe voire richissime, d'une rare puissance évocatrice... Je ne mentirai pas en affirmant qu'il m'a énormément apporté, aussi bien sur le plan de l'émotion que sur le plan de l'intellect, que j'ai eu plusieurs interprétations personnelles à partir de lui, qu'il m'a même hanté pendant de nombreuses semaines... Malgré tout, j'écris ces quelques lignes non pas pour enfermer ledit chef d'oeuvre dans une analyse limitée, mais pour l'ouvrir vers la passion - passion qui, je l'espère, sera communicative...

Puisqu'il me semble que Eraserhead est un film majeur, profondément génial et inoubliable, un éloge - même très court - me semble être le seul moyen pour moi d'en parler avec respect et intégrité. Je laisserai donc ma plume agir au gré des images, des souvenirs et des sensations qu'il m'a procuré...

Jack Nance. American Film Institute

Eraserhead dépasse tout. Il évoque beaucoup. Il parle peu, il n'explique rien. Beaucoup vantent, chez David Lynch, une esthétique du Rêve... C'est à croire que ces derniers n'ont pas vu Eraserhead, probablement le plus terrible des Cauchemars jamais imprimés sur pellicule. L'impression permanente d'une image fabriquée de toute pièce, à la fois chaleureuse, granuleuse et somptueuse... Un son constant dans les oreilles, tour à tour atmosphérique, strident, qui échappe au temps qui passe. La bande-son de Eraserhead est un monument proche de la perfection, tant les couches sonores se mêlent, se superposent, se succèdent avec un Art de l'agencement peu commun... Les acteurs - Jack Nance en tête, hallucinant - composant des personnages grotesques, proférant des absurdités ( la scène du dîner est une anthologie comique en forme de conte macabre ), pétris de mimiques encombrantes, perturbantes pour le spectateur habitué au naturalisme dramaturgique... Montage agressif, qui me surprend à chaque visionnage, subjugué par l'image mais bien incapable d'anticiper la suivante... La forme de Eraserhead est un rictus indélébile, un oeil salace qui vous dévisage pour mieux vous hanter sur la longueur. Eraserhead pourrait se passer de mots, tant le dialogue lui est étranger, inapproprié...

Mais tout de même, voilà. J'ai l'impression d'avoir déjà tout dit, alors que tout reste à dire, à découvrir, à voir ou à re-voir. On pourrait parler des heures de la coiffure hirsute de Jack Nance, du foetus monstrueux pleurant jusqu'à l'infini, de l'épouse geignarde de Henry Spencer, du plombier qui découpe les poulets depuis 30 ans, du petit garçon récupérant la tête de Spencer, du résidu de cervelle capable de gommer le crayon, de la lady in the radiator, jeune fille niaise attendue par Henry... Eraserhead est un peu comme l'ouverture idéale du cinéma de David Lynch : un film qui conjugue à la fois ambitions narratives et recherches formelles, expérimentations atmosphériques et soucis du détail, singularité et intemporalité...

J'ai vu Eraserhead. J'ai aimé, j'ai pleuré de peur et d'angoisse. Mon oeil a vissé l'écran, impuissant devant tant de folie et de génie. J'ai re-vu Eraserhead. Plusieurs fois, comme par addiction, plus par plaisir que par nécessité. Je n'en avais pas vraiment besoin. Une expérience comme Eraserhead ne s'oublie pas : elle s'imprime. Comme un trauma.



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16 septembre 2010 4 16 /09 /septembre /2010 20:12

Lecture vivante.  

Dans la filmographie riche et passionnante de Brian De Palma, Dionysus in '69 fait figure d'exception : seul et unique long métrage du cinéaste tourné intégralement en Noir et Blanc ; seul et unique film tourné intégralement en split-screen, Dionysus in '69 est également le seul et unique véritable film-concept de son auteur.

De quoi parle Dionysus in '69 ? Visiblement de pas mal de choses, quand bien même il ne raconterait rien. Film d'une époque, d'un mouvement politique, contre-culturel, daté jusque dans son titre, le quatrième long métrage de Brian De Palma est une oeuvre imparfaite, volontairement bordélique mais purement digne d'intérêts. Son originalité première réside dans sa captation de l'art théâtral : à une époque où la télévision n'avait pas encore vulgarisé le vaudeville et la tragédie, Brian De Palma prend le risque d'enregistrer une adaptation provocatrice d'une pièce d'Euripide. Mise en scène par le Performance Group, la pièce est un happening difficilement résumable, purement physique, curieux mélange de questionnements identitaires et d'ébats sexuels. Pour la première fois - du moins à ma connaissance - un cinéaste tente de faire du théâtre un Art du Temps, filmant d'un bout à l'autre la performance underground se déroulant sous ses yeux...

La deuxième originalité de Dionysus in '69 réside dans sa radicalité purement filmique. On pourrait facilement et spontanément réduire le long métrage de Brian De Palma par l'appellation " théâtre filmé "... Procès bien entendu factice - du moins pour le spectateur un minimum exigeant - tant l'objet en question témoigne d'une réelle ambition cinématographique, développant de manière quasiment permanente le procédé du split-screen. Figure de style que le cinéaste utilisera de manière récurrente dans ses films ultérieurs, le split-screen n'est pas véritablement une figure de style dans le cas de Dionysus in '69 : plutôt la recherche d'un nouveau regard. Car avant d'en faire un modèle théorique du suspense dans son film Sisters ( son premier chef d'oeuvre, réalisé en 1973...), une relecture du plan-séquence dans Phantom of a Paradise ou encore une dramaturgie du spectacle dans Carrie, Brian De Palma utilise le split-screen comme moyen essentiel d'aborder son Sujet... En effet, si le vrai Sujet de Dionysus in '69 n'est ni le théâtre underground ni ce même théâtre underground filmé par une caméra, il pourrait certainement s'agir de la coexistence de deux modes culturels présentés simultanément. Voici le fondement conceptuel de Dionysus in '69 : la conciliation de deux réalités, de deux points de vue.

Certes le film de Brian De Palma est parfois bancal, inégalement captivant et pas toujours maîtrisé... Pourtant, il est sans doute suffisamment bien conçu pour nous donner l'impression d'une invisibilité du montage - la division centrale de l'écran étant la seule évidence d'un découpage - invisibilité en parfaite cohérence avec la pensée en marche des acteurs filmés : Dionysus in '69 ne cesse d'être ancré dans l'instant, l'immédiateté, comme si sa vitalité ne pouvait s'exprimer dans un cadre plus traditionnel, plus rigide. Lecture en mouvement, quelquefois même transcendée par ses comédiens - la prestation de William Finley est, en plus d'être amusante, impressionnante - Dionysus in '69 joue constamment sur le dedans... et le dehors. Cette ambivalence témoigne à la fois d'un spectacle et d'une distanciation, distanciation suscitée non seulement par le split-screen mais aussi par l'adresse quasi permanente des acteurs aux spectateurs. Si l'écran se divise, c'est pour mieux rapprocher le voir et l'être-vu, l'audience et le spectacle, le consommateur et le produit...

Il va sans dire que Dionysus in '69 n'est - malgré son originalité et sa radicalité - pas un chef d'oeuvre. Il reste cependant un film important, certes parfois desservi par son discours idéologique trop appuyé, trop " black or white ", souvent réductible à un vague et gigantesque non-sens provocateur, mais d'une indéniable volonté d'expérimentation cinématographique, courageuse et atypique. Le film de Brian De Palma est à voir et à revoir, comme un document précieux et intéressant, qui annonce en quelque sorte sa période maniériste ( avec des chefs d'oeuvre comme Carrie, Dressed to Kill ou encore Blow Out...). Dionysus in '69 est à découvrir absolument, pour son constat sans fioritures d'une époque, pour sa folie baroque et sa puissance dramatique. Etonnant.



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14 septembre 2010 2 14 /09 /septembre /2010 19:28

L'école matérielle de Michael Haneke. 

Des chocs cinématographiques de la trempe du Septième Continent se comptent sur les doigts d'une main... car on ne regarde pas impunément le premier film du cinéaste Michael Haneke : tout simplement parce qu'on ne le regarde pas tout court. On le voit, on l'éprouve car on nous le montre. Théorique, implacable, d'une rare violence psychologique, Le Septième Continent est une expérience limite, un film à travers lequel la chirurgie visuelle se mue doucement mais sûrement en quelque chose qui tient plus de l'horreur que du médical. Chef d'oeuvre de mise en scène, Le Septième Continent est un microcosme insituable, un petit monde où l'Homme n'a plus vraiment grand-chose à voir avec l'Esprit, prisonnier d'une société consumériste, vidée de sa chair et de son sang, inévitablement acculée au suicide.

Le Septième Continent nous montre les choses apparentes, en s'en tenant à peu de choses près au pur descriptif... voilà pour la partie apparente d'un iceberg massif, inébranlable, qui couve une autre partie non moins négligeable : celle du glacier immergé, des émotions sous-jacentes, refoulées, comme en deçà. Cinéma exigeant doublé d'une honnêteté intellectuelle peu commune, refusant le spectateur en quête de reconnaissance ou d'identification... Si Le Septième Continent nous manipule, ce n'est jamais au nom des sentiments ; Le Septième Continent, c'est l'appel de la raison, le chant désincarné de la matière grise, matière grise débarrassée de son sens et de ses sens, matière grise séparée du monde perçu, du monde vécu...

Le film est une accumulation de réalités objectives : objectives car relatives aux objets, aux matériaux. Trois personnages qui n'en sont pas vraiment, plutôt des outils qui respirent et qui portent un nom : Anna, Georg, Eva. Les noms, chez Michael Haneke, se répètent de films en films, comme s'ils n'avaient qu'une simple valeur indicative, fonctionnelle, matérielle... un peu comme on donnerait un nom aux objets : " table " pour table, " chaise " pour chaise, " chat " pour chat. Film sur l'identité, ou plutôt sur la non-identité, Le Septième Continent montre l'être humain comme une machine vivante, fort peu différente d'un rouleau compresseur, d'une paire de pantoufles ou d'une brosse à dents. L'Homme n'est alors qu'une entité mécanique, animée de gestes et d'habitudes quotidiennes, proprement aliéné au système individualiste qu'il a créé de lui-même.

Michael Haneke ne nous prend pas en traître : le sujet du Septième Continent n'est pas l'Homme mais son enveloppe, sa réalité concrète. Le premier plan parle de lui-même : un insert sur une plaque d'immatriculation, présentant le seul vrai personnage du film, à savoir la voiture de la cellule familiale. Cette plaque est une priorité fondamentale et désespérante pour le cinéaste : elle place le bien matériel en amont des faux personnages, lui attribuant une identité essentielle, une identité propre, nettoyée par le flux lessivant du Lavo-matic...

La voiture du Septième Continent se déplace rarement, principalement filmée en longs plans fixes, ou alors découpée par le cadrage - un coffre, une portière, une plaque ( comme les trois outils qui respirent seront découpés par le montage - un visage, un pied, une main...). Et quand elle se déplace, c'est qu'elle est de retour : de retour de l'école où la mère est venue chercher sa fille, de retour d'un week-end chez les grands-parents, de retour à la maison pour mieux y rester. Anna, Georg et leur petite Eva partent sans se déplacer : c'est l'ironie du Septième Continent, tour de force jusqu'au-boutiste sur l'absurdité de l'existence, fable dépressive qui ne raconte rien mais qui présente du mieux qu'elle peut une société prisonnière de son processus répétitif, mécanique et désincarné.

Ménage à 3.

Les structures ternaires sont le plus souvent des structures cycliques... L'originalité du Septième Continent réside dans sa structure ternaire continue, horizontale, fonctionnant comme un compte à rebours sans suspense mais dont l'échéance prédomine de manière redoutable. Audacieux dans sa construction, le film de Michael Haneke se compose de trois parties dont les deux premières sont a priori interchangeables, équivalentes : deux années de gestes, d'habitudes, de fonctions, peuplées d'objets nécessaires ou divertissants ( il y a souvent un poste de télévision dans les films de Michael Haneke ). Il va sans dire que la troisième partie du Septième Continent n'aurait pas lieu d'être sans les deux autres : terrible ménage d'étalant sur près d'une heure de métrage, scandé par le rythme des fracas, des déchirures et des bris, cette dernière reprend la même logique rythmique que ses deux soeurs jumelles. C'est cette impartialité mouvante et dramaturgique qui suscite le choc retentissant du Septième Continent, cette égalité civile donnant l'impression d'une violence banalisée, à la fois excessive et métronomique.

Le plan ultime - un insert lui aussi - présente une télévision déréglée, brouillée par la neige : la famille est détruite, son enveloppe matérielle également. Il n'y a plus rien à voir, seulement un écran gris, implosé, lessivé. Le Septième Continent est un suicide collectif, une mort concrète de l'Etre et de l'Image. Ce brouillage définitif suggéré par le plan est une grenade dégoupillée, la conclusion d'une échéance, d'une vitalité du Réel. Comme à son habitude Haneke nous invite au recul comme nul autre cinéaste. Son Septième Continent est un chef d'oeuvre immersif, d'une froideur sans nom, non identifiable, donc. A croire que la partie non visible de l'iceberg autrichien réserve encore de nombreuses vertus... Un film essentiel.



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14 septembre 2010 2 14 /09 /septembre /2010 00:19

Voyage au bout de l'envers 

Parler de Irréversible, c'est parler le plus souvent de tout, de rien et de n'importe quoi... Autrement dit c'est parler le plus souvent au nom d'un débat stérile affrontant les réfractaires et les aficionados, le scandale et la splendeur, le Mal et le Bien. Parler de Irréversible c'est également un prétexte pour aborder deux scènes visiblement incontournables pour leur parfum de soufre : celle de l'extincteur et celle du viol, celle de la boîte et celle du tunnel, celle de la gerbe et celle de l'insoutenable...

A défaut de vouloir affirmer un quelconque jugement moral à propos de Irréversible ( ce qui reviendrait à noyer le poisson au lieu d'en extraire le nectar ), je préfère tenter une approche plus artistique et foncièrement subjective du film. Car pour moi parler de Irréversible c'est inévitablement parler de l'univers et du cinéma de Gaspar Noé en général.

Car le cinéma de Noé - à ce jour formé de trois longs, un moyen et plusieurs courts métrages - ne peut être à mon sens réduit à de quelconques morceaux de cinéma... Que ce soit Seul Contre Tous, Irréversible ou le récent Enter The Void, son cinéma est un long tunnel traversé d'éclats lumineux, chaque film répondant au précédent, comme autant d'étapes aboutissant vers d'autres contrées...

Souvent comparé au regretté Stanley Kubrick ( son obsession pour 2001, sa volonté d'expérimenter sur chaque film et de ne rien laisser au hasard...) Gaspar Noé s'en démarque pourtant, abordant des thèmes purement personnels, couchés sur le papier de ses propres mains ; des thèmes simples et puissants, universels - la haine, la vengeance, l'amitié, l'amour, la dépendance, le sexe, la vie et la mort - des thèmes éternels, qui échappent au temps qui passe, qui détruit tout ou qui recompose tout.

On a souvent reproché à Gaspar Noé sa provocation gratuite, insistante et maladroite, en raison des quelques sujets peuplant sa filmographie : un chômeur raciste et incestueux ruminant sa rancoeur tout du long ( Seul Contre Tous ), un viol de 10 minutes pré-suivi d'un massacre à l'extincteur ( Irréversible, donc ), un dealer survolant les bouges tokyoïtes suite à sa descente par les flics ( Enter The Void ), une branlette arty tendance RECTUM entre un obsédé sexuel solitaire et une jeune fille un peu gamine ( le court métrage We Fuck Alone ) ou encore - pour faire un peu moins scandaleux - une épopée entre un villageois adultère et son épouse infidèle au pays des montagnes ( Tintarella di Luna, le très beau premier film de Noé )... mais se focaliser sur les sujets abordés c'est justement faire abstraction des thèmes sous-jacents, thèmes qui portent la marque d'un artiste parfaitement singulier, d'un réalisateur tour à tour esthète et rudement fin, aimable et sensible, un peu mégalo peut-être mais d'une efficacité difficilement discutable...

Si cet article se porte davantage sur Irréversible que sur les autres films de Gaspar Noé, c'est peut-être parce qu'il est son film le plus mal interprété, le plus stigmatisé par le public et par la presse, mais aussi le plus libre et - à mon avis - le plus riche en matière d'interrogations. Véritable voyage au bout de l'inouï, conceptuel dans sa forme narrative mais paradoxalement très ouvert dans ce qu'il véhicule en termes de contenu, Irréversible est un film de cinéma pur et impur, mais surtout et avant tout un film de pur cinéma, un chef d'oeuvre de post-production et d'improvisation ( pour cette dernière remarque ça dépasse presque la méthode " John Cassavetes ", c'est dire ! ). Gigantesque amas de matières, de faux raccords et d'amplifications sonores, Irréversible n'est en aucun cas un film brouillon (comme ont pu le décréter certains ), et encore moins un film déjà-vu ( quelques irréductibles prennent l'argument de Memento pour étayer ce mensonge, argument à mon sens stupide puisque principalement fondé sur un prétexte narratif, certes similaire, mais d'une toute autre portée )...

Bien qu'il soit imparfait et maladroit, Irréversible pourrait tout à fait parfaitement et habilement représenter à lui seul le dernier mot prononcé par Samuel Fuller dans Pierrot le Fou au sujet du cinéma : emotion. Manège instable, virevoltant, personnifié par une caméra en roue libre défiant toute analyse rigoriste, Irréversible est un kaléidoscope émotionnel, un film direct, sans détours rationnels, particulièrement ancré dans l'instant, le présent, le maintenant. C'est en cela que l'interaction proposée par Gaspar Noé fonctionne : dans ce souci d'extirper l'émotion d'un jeu naturaliste ( comprendre hyper-réaliste ) tout en fabriquant du faux. Le regard est juste, authentique, en même temps qu'il balaie la visée du cinéma documentaire, ou - pour parler plus vulgairement - du cinéma-vérité. Il s'agit bien de cinéma tout court, de celui qui refuse voyeurisme et sensationnalisme au profit d'un morceau de vie, s'étalant sur quelques heures...

Bien sur il y a ce générique d'ouverture, accompagné d'un tambour fatidique, au graphisme vacillant puis stroboscopique ( mais presque ridicule quand on le compare à celui d'Enter The Void )... This is the end, aurait chanté Jim Morrison ; bien sur il y a Philippe Nahon et Stéphane Drouot, qui dynamite l'espace-temps de Seul Contre Tous en installant le boucher dans une autre temporalité ; bien sur il y a le RECTUM, séquence dangereusement harmonieuse tant le râle incessant de Thomas Bangalter épouse à merveille le vomitif visuel ; bien sur il y a la scène du taxi, nauséabonde, elle aussi un peu maladroite, mais sublimée par les reflets vitreux et la colère de Vincent Cassel ; et puis le viol, incontournable, sur lequel Gaspar Noé s'est attardé pour mieux nous laisser seul avec Monica Bellucci et Jo Prestia...

Mais aussi la fête, séquence impressionnante, euphorisante, scène charnière de Irréversible, celle ou tout va déraper... Chef d'oeuvre à elle toute seule, comprenant jusqu'à trois couches musicales ( encore Bangalter, inépuisable ). Et puis le métro, pour Albert Dupontel et son cabotinage jubilatoire... et le couple, rentré chez lui avant la fin...

Et puis ce dernier plan, apothéose émotionnelle : une femme attend. Sans le savoir. Ce que nous nous venons d'apprendre. Plan indépendant, ensoleillé, saturé... Un nouvel Eden. Beethoven et ses cordes. Tout est bien qui finit bien. Pour nous. Mais pas pour eux.

Parce que Irréversible aurait pu se passer de commentaires. Parce que son ultime flicker nous retourne la rétine pour mieux clôturer l'expérience. Parce que dans cette dernière secousse le poids des actes laisse une trace inoubliable. Parce que Irréversible m'a bouleversé je me devais quand même d'écrire un peu sur lui. Parce que Irréversible, c'est l'état de grâce recomposé. Parce que Irréversible, c'est mon manège... à moi.

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8 septembre 2010 3 08 /09 /septembre /2010 23:55

Le mari, la femme et l'amant du placard.

Tenue de Soirée est probablement - avec Préparez Vos Mouchoirs - LE chef d'oeuvre de Bertrand Blier, son film le plus fou et le plus audacieux, son festival de répliques truculentes, son sommet poétique et dramaturgique. Sorti en salles en 1986, le film s'avère être un tournant artistique pour le réalisateur des Valseuses, réalisateur qui jusqu'alors avait ( presque ) toujours rassasié notre appétit de cinéphile - si l'on excepte le calamiteux Calmos, vulgaire comédie burlesque sortie dix ans plus tôt... Effectivement le " style Blier " connaîtra un déclin considérable après le succès cannois de Tenue de Soirée, le cinéaste s'enfonçant de plus en plus dans la redite et la provoc' ringarde, bricolant des scénarios avançant gauchement vers leur dénouement le plus souvent totalement plat voire ridicule - en vrac : Les Acteurs, Merci la Vie, Combien tu m'aimes ?... - développant des intrigues championnes du marathon en surplace. Bref : Tenue de Soirée, son dernier coup de génie à ce jour, annonce indirectement la perte d'inspiration de Bertrand Blier, cinéaste duquel on admire le talent de dialoguiste et de directeur d'acteurs, mais qui semble de plus en plus prisonnier des limites de ses capacités...

Mais revenons, le temps de quelques lignes, sur le film en lui-même. Que raconte Tenue de Soirée ? Sorte de poème sentimental entre un pauvre type, une salope et un voyou ; souffle de liberté en forme d'apologie du cambriolage ; tragédie déguisée en vaudeville, à la lisière du théâtre de l'absurde... A l'évidence Tenue de Soirée ne raconte rien, ou alors ce qu'il raconte importe peu. Ce qui intéresse Bertrand Blier se passe avant tout dans les rapports qu'entretiennent ses trois personnages et dans l'interprétation des comédiens.

Le schéma relationnel est simple : a) le pauvre type aime la salope ; b) la salope aime le voyou ; c) le voyou aime le pauvre type. Trois personnages identifiables ( car respectivement nommés Antoine, Monique et Bob ) et pourtant sans véritable histoire - à l'exception de Bob, dont on apprend le passé carcéral au fil du métrage. Trois figures archétypales, iconiques, mais jamais caricaturales ni mêmes stéréotypées. Bertrand Blier, dont on connaissait le potentiel de directeur de casting, a donc choisi Michel Blanc pour jouer le pauvre type, Miou-Miou pour pratiquer la salope et Gérard Depardieu pour incarner le voyou... Le cinéaste aurait difficilement pu faire un meilleur choix que celui-ci, tant le texte sied parfaitement aux comédiens, tant le débit de chacun épouse à merveille sa verve poétique, tant les corps et les gestes s'adaptent parfaitement à l'épure des décors.

Tenue de Soirée montre des personnages affectifs et affectés, des êtres épris de vie, d'amour ou de bonheur : Monique ( Miou-Miou, superbe ) rêve de jolies coiffures, de nouvelles culottes et de gros braquemarts ; Antoine ( Michel Blanc donc, dans son meilleur rôle ), pathétique et taciturne, cherche à sauver son ménage à tout prix ; enfin Bob ( Depardieu, inégalable en la matière ), figure protectrice proprement ambiguë, cambrioleur à ses années perdues mais aussi amant du placard, homosexuel émancipé, proxénète sans morale et sans scrupules... Bob, Antoine et Monique sont des marginaux ordinaires - marginaux car en totale rupture avec la pression sociale ; ordinaires car aspirant à des plaisirs simples, parfois très intenses mais souvent et malheureusement sans réciprocités ( le désir inassouvi de partir au bord de la mer pour Antoine ; la frustration sexuelle de Monique se cognant contre les épaules indifférentes de Bob ; l'impossibilité de Bob à se délivrer de son douloureux passé...). Tenue de Soirée, film au titre ironique - ironique parce qu'en parfait contresens avec son propos : le film parle davantage de trois âmes dénudées que de trois travesties volages - développe donc son schéma élémentaire et l'alimente en tendresse et en provocation.

Pour ce qui reste donc comme l'une des réussites majeures de Bertrand Blier, Tenue de Soirée est un film qui fait du bien, un chef d'oeuvre de poésie et d'humour, une bouffée de rire tour à tour jubilatoire et tragique. Un film culte et incontournable.  



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