Culture-Isthme.
Du cinéma dans tout ce quil a de plus improbable et de plus paroxystique : Cape Fear version 1991 fait curieuse figure dans la filmographie prestigieuse de Martin Scorsese. Remake de la série B éponyme datant du début des années 60, il sagit dun film principalement narratif, plus que jamais fondé sur lintrigue et les ficelles qui en découlent, délaissant lampleur romanesque habitant généralement luvre scorsesienne. Film de croisements, peuplé de références littéraires et cinématographiques, Cape Fear nen demeure pas moins lhabitacle dun personnage purement représentatif du cinéma de Scorsese : le machiavélique Max Cady ( Robert De Niro, dans son rôle le plus jubilatoire ), taulard tatoué jusquà los reconverti en justicier christique, monstre dexcès criblé de contradictions morales, proférant les Saintes Paroles comme autant détalages culturels capables détayer le métrage. Max Cady selon Scorsese na rien du Max Cady que Jack Lee Thompson développait dans loriginal de 1962 : le cinéaste italo-américain y apporte ses obsessions bibliques, survitaminant la figure du criminel à grands coups dimpossibles clichés, accumulant les vulgarités avec un sens du mauvais goût qui confine au délice
Difficile de faire plus outrancier que ce remake bigger than life : Scorsese ne cantonne pas ses dérapages excessifs au personnage de Max Cady : TOUT, dans Cape Fear 1991, est affaire dexagération. Ainsi ce qui nétait quune galerie de personnages édulcorés dans le film de Jack Lee Thompson ( et principalement la famille Bowden composée dune petite fille bien sage, dune épouse aimante et dun père pas si crapuleux que ne le prétendait lintrigue ) devient alors un festival de personnages grinçants voire ridicules, en tout cas loin dêtre irréprochables A commencer par Danielle Bowden, narratrice du film de Scorsese, adolescente précoce et délurée ( Juliette Lewis, insolente et honteusement excitante ) succombant aux charmes de Cady ; Leigh Bowden, graphiste névrosée proche de la rupture émotionnelle ; enfin Sam Bowden, avocat véreux doublé dun mari volage et fort peu orthodoxe. Scorsese grossit les traits de loriginal, hypertrophie ses axes narratifs pour mieux alterner montage elliptique et séquences dilatées ( en ce sens, le véritable climax de Cape Fear est moins lultime escapade en bateau que le face à face entre Danielle et Max Cady ), convoque Freddie Francis à la lumière ( éclairages criards, surfaits : chose assez étonnante de la part du chef opérateur de Elephant Man ) et Bernard Herrmann à la musique ( composition tonitruante, apparemment identique à celle de la version 1962 mais rehaussée par lorchestre dElmer Bernstein ) Bref le film de Martin Scorsese sassume pleinement comme une relecture grotesque du film de Jack Lee Thompson, nhésitant pas à trop en faire ( Robert De Niro, cabotin jouissif, compose tout en mimiques ; les dialogues de Max Cady conjuguent humour grossier et politesses incisives ) tout en saffichant comme une uvre référencée, culturelle et culturiste.
Cap de langoisse Cape Fear est donc un objet culturel, loin dêtre simple et encore moins simpliste. Déjà par sa nature filmique, aucunement évidente pour un cinéaste, quel quil soit : un remake nest-il pas, dans ce que le terme signifie, un paradigme culturel ? Ne sagit-il pas de re-fabriquer quelque chose, aller contre Nature, à renforts de gros moyens ? Car sil y a bien un cinéaste qui sait tirer parti des moyens mis à sa disposition, cest bel et bien Martin Scorsese ( on regrette un peu laspect fauché de ses premiers longs métrages, notamment le très surestimé Mean Streets qui, à défaut dêtre totalement raté, peine à traverser les âges ). A la différence dun Brian De Palma dont la virtuosité sexprime mieux sur une échelle plus restreinte, c'est-à-dire dans ses premiers films aux budgets assez modestes : Sisters, Carrie, Dressed to Kill Scorsese se bonifie à mesure que la production saméliore. Et même si lombre du réalisateur dObsession plane par moments par-delà Cape Fear ( la caméra, très mobile dans le dénouement orageux, le laisse entendre ), les thématiques scorsesiennes sont là, immanentes. Culpabilité, justice, religion : Cape Fear est un îlot occupant une place centrale dans la filmographie du cinéaste
Parmi les références, on pourrait citer Alfred Hitchcock ( Bernard Herrmann, évidemment ) mais aussi et surtout lécrivain new-yorkais Henry Miller, que Scorsese citait déjà dans son excellent et tragi-comique After Hours. Ainsi, la fameuse séquence du pouce réunissant Juliette Lewis et Robert De Niro saffirme comme le sommet culturel de Cape Fear : culture comme pouvoir de fascination, hédonisme prenant le dessus sur limmoralité La scène subjugue plus quelle ne choque et Dieu sait quà lépoque les critiques ont jasé ! démantelant perversement les barrières morales inculquées à Danielle par ses parents. Henry Miller, dont la provocation existentielle nest pas étrangère à Cady, aura raison de ladolescente. Ce nest sans doute pas un hasard si Scorsese présente Danielle comme la narratrice et donc la véritable héroïne de son film, installant un récit dans le récit, concerné par des questions telles que les réminiscences et la poésie, questions chères à lauteur de Sexus.
Cest donc de prime abord sous des dehors assez grossiers que sappréhende le Cape Fear de Martin Scorsese Le film nen demeure pas moins doté dune épaisseur généreuse, purement ancré dans le système culturel quil revendique, jouant de ses outrances pour mieux les contrecarrer par de savoureux cas de conscience. Film dopé, excessif, emphatique, il est un incontournable scorsesien. Culturel, et donc culte.