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14 septembre 2010 2 14 /09 /septembre /2010 19:28

L'école matérielle de Michael Haneke. 

Des chocs cinématographiques de la trempe du Septième Continent se comptent sur les doigts d'une main... car on ne regarde pas impunément le premier film du cinéaste Michael Haneke : tout simplement parce qu'on ne le regarde pas tout court. On le voit, on l'éprouve car on nous le montre. Théorique, implacable, d'une rare violence psychologique, Le Septième Continent est une expérience limite, un film à travers lequel la chirurgie visuelle se mue doucement mais sûrement en quelque chose qui tient plus de l'horreur que du médical. Chef d'oeuvre de mise en scène, Le Septième Continent est un microcosme insituable, un petit monde où l'Homme n'a plus vraiment grand-chose à voir avec l'Esprit, prisonnier d'une société consumériste, vidée de sa chair et de son sang, inévitablement acculée au suicide.

Le Septième Continent nous montre les choses apparentes, en s'en tenant à peu de choses près au pur descriptif... voilà pour la partie apparente d'un iceberg massif, inébranlable, qui couve une autre partie non moins négligeable : celle du glacier immergé, des émotions sous-jacentes, refoulées, comme en deçà. Cinéma exigeant doublé d'une honnêteté intellectuelle peu commune, refusant le spectateur en quête de reconnaissance ou d'identification... Si Le Septième Continent nous manipule, ce n'est jamais au nom des sentiments ; Le Septième Continent, c'est l'appel de la raison, le chant désincarné de la matière grise, matière grise débarrassée de son sens et de ses sens, matière grise séparée du monde perçu, du monde vécu...

Le film est une accumulation de réalités objectives : objectives car relatives aux objets, aux matériaux. Trois personnages qui n'en sont pas vraiment, plutôt des outils qui respirent et qui portent un nom : Anna, Georg, Eva. Les noms, chez Michael Haneke, se répètent de films en films, comme s'ils n'avaient qu'une simple valeur indicative, fonctionnelle, matérielle... un peu comme on donnerait un nom aux objets : " table " pour table, " chaise " pour chaise, " chat " pour chat. Film sur l'identité, ou plutôt sur la non-identité, Le Septième Continent montre l'être humain comme une machine vivante, fort peu différente d'un rouleau compresseur, d'une paire de pantoufles ou d'une brosse à dents. L'Homme n'est alors qu'une entité mécanique, animée de gestes et d'habitudes quotidiennes, proprement aliéné au système individualiste qu'il a créé de lui-même.

Michael Haneke ne nous prend pas en traître : le sujet du Septième Continent n'est pas l'Homme mais son enveloppe, sa réalité concrète. Le premier plan parle de lui-même : un insert sur une plaque d'immatriculation, présentant le seul vrai personnage du film, à savoir la voiture de la cellule familiale. Cette plaque est une priorité fondamentale et désespérante pour le cinéaste : elle place le bien matériel en amont des faux personnages, lui attribuant une identité essentielle, une identité propre, nettoyée par le flux lessivant du Lavo-matic...

La voiture du Septième Continent se déplace rarement, principalement filmée en longs plans fixes, ou alors découpée par le cadrage - un coffre, une portière, une plaque ( comme les trois outils qui respirent seront découpés par le montage - un visage, un pied, une main...). Et quand elle se déplace, c'est qu'elle est de retour : de retour de l'école où la mère est venue chercher sa fille, de retour d'un week-end chez les grands-parents, de retour à la maison pour mieux y rester. Anna, Georg et leur petite Eva partent sans se déplacer : c'est l'ironie du Septième Continent, tour de force jusqu'au-boutiste sur l'absurdité de l'existence, fable dépressive qui ne raconte rien mais qui présente du mieux qu'elle peut une société prisonnière de son processus répétitif, mécanique et désincarné.

Ménage à 3.

Les structures ternaires sont le plus souvent des structures cycliques... L'originalité du Septième Continent réside dans sa structure ternaire continue, horizontale, fonctionnant comme un compte à rebours sans suspense mais dont l'échéance prédomine de manière redoutable. Audacieux dans sa construction, le film de Michael Haneke se compose de trois parties dont les deux premières sont a priori interchangeables, équivalentes : deux années de gestes, d'habitudes, de fonctions, peuplées d'objets nécessaires ou divertissants ( il y a souvent un poste de télévision dans les films de Michael Haneke ). Il va sans dire que la troisième partie du Septième Continent n'aurait pas lieu d'être sans les deux autres : terrible ménage d'étalant sur près d'une heure de métrage, scandé par le rythme des fracas, des déchirures et des bris, cette dernière reprend la même logique rythmique que ses deux soeurs jumelles. C'est cette impartialité mouvante et dramaturgique qui suscite le choc retentissant du Septième Continent, cette égalité civile donnant l'impression d'une violence banalisée, à la fois excessive et métronomique.

Le plan ultime - un insert lui aussi - présente une télévision déréglée, brouillée par la neige : la famille est détruite, son enveloppe matérielle également. Il n'y a plus rien à voir, seulement un écran gris, implosé, lessivé. Le Septième Continent est un suicide collectif, une mort concrète de l'Etre et de l'Image. Ce brouillage définitif suggéré par le plan est une grenade dégoupillée, la conclusion d'une échéance, d'une vitalité du Réel. Comme à son habitude Haneke nous invite au recul comme nul autre cinéaste. Son Septième Continent est un chef d'oeuvre immersif, d'une froideur sans nom, non identifiable, donc. A croire que la partie non visible de l'iceberg autrichien réserve encore de nombreuses vertus... Un film essentiel.



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